Pour faire face aux ambitions de Google dans le voyage, Easyvoyage se mue en portail multiservices, diversifie ses sources d’audience et lance des outils différenciants, explique son fondateur.
JDN. Que vous inspire la stratégie de Google en matière de voyage ?
Jean-Pierre Nadir. Le tassement naturel des requêtes sur le search conduit Google à regarder les verticaux comme une priorité. Il a commencé avec le shopping, mais tout va y passer. Dans le voyage, il veut préempter les hôtels aujourd’hui, les vols demain, les packages et le reste ensuite. Or dans un marché comme l’Europe de l’Ouest, où avec son taux de reach de 98% Google constitue l’unique porte d’entrée sur Internet, lorsque cet acteur décide d’attaquer un secteur, cela bouleverse complètement l’écosystème. Y compris les acteurs de niche, ou ceux qui disent que leur trafic ne dépend pas de Google. Kayak dit qu’il n’est pas Google-dépendant, j’attends vraiment de voir. Et un Voyageur du Monde sera plus que bousculé lorsque Google affichera sur son site français les offres des voyagistes argentins !
Vous attendez-vous à voir débarquer un autre géant du Web sur votre marché ?
Parmi les « Big 5 » du Web &ndash ; Microsoft, Amazon, Facebook, Apple et Google &ndash ; , un autre que Google peut réussir : Apple. Apple a déjà déployé PassBook, possède déjà vos informations de paiement, connait vos achats, peut vous proposer un voyage à Dublin si vous venez d’acheter un livre sur l’Irlande… Et Apple a le projet de monter une agence de voyage intelligente.
A terme vont perdurer quatre ou cinq acteurs. Hormis Google et Apple, il reste donc trois places. Easyvoyage évolue par conséquent sur une ligne de crête plutôt étroite. Nous sommes trop gros pour redevenir petit et pas assez gros pour être définitivement installés. Mais je ne considère pas pour autant que la partie est perdue.
Comment vous organisez-vous pour lutter ?
D’abord nous faisons d’Easyvoyage un portail qui regroupe toutes les réponses aux questions des voyageurs : contenus, comparateur de vols, comparateur d’hôtels, avis de voyageurs, forums, etc. Il va vite devenir indispensable de réunir toutes ces qualités, ce qui nous oblige à nous battre sur de nombreux fronts.
Ensuite il nous faut être le meilleur technologiquement. Par exemple Google Flight Search est extrêmement rapide, donc nous travaillons cette dimension dans le cadre d’un projet qui aboutira en octobre. A l’inverse, les réponses de Google Flight Search sont très insatisfaisantes en Europe, car il n’a intégré qu’Orbitz et les compagnies aériennes, qui pour leur part ne disposent pas des bons outils pour interagir directement avec le consommateur. Donc nous oeuvrons à maintenir notre avance.
Quand pensez-vous que Google Flight Search sera pleinement opérationnel en Europe ?
Le produit est en quelque sorte encore en beta. Etant donné que Google est encore en discussions avec les acteurs du marché et n’a même pas débuté leur intégration technique, le vrai déploiement n’interviendra à mon sens qu’au printemps 2014. Car contrairement aux comparateurs qui vont eux-mêmes piocher les informations chez les voyagistes en ligne, Google demande à ces derniers toutes leurs données pour les stocker chez lui. Ce n’est pas pour rien que le directeur d’ITA considère que Google, ce n’est plus de la recherche mais des bases de données ! Pour l’instant, les acteurs européens hésitent encore, mais il suffira que 50% basculent pour que les autres suivent. A l’arrivée, la machine de guerre de Google sera monstrueuse.
Vous avez aussi mis l’accent sur le développement de nouveaux services…
Nous rôdons depuis trois mois un algorithme qui prédit les prix des hôtels. Aujourd’hui, un comparateur de prix ne dispose pas de ces tarifs et donne au mieux un prix « à partir de ». Pour pouvoir donner un prix, il faut indiquer des dates puis interroger le marchand avant d’afficher des réponses correspondant uniquement à ces dates. Nous avons pris tous les tarifs à notre disposition et analysé les tendances d’évolution de prix, qui tiennent donc compte des politiques de yield management des établissements, pour pouvoir prédire les prix qu’ils pratiqueront dans les mois à venir. Cela nous permet par exemple de dire à nos visiteurs : « Nous pensons qu’en septembre, le Grand Hôtel fixera à 300€ le prix de telle chambre ».
Nous avons fait la même chose pour les vols il y a six mois. Un algorithme prédictif est capable d’indiquer s’il est plus intéressant d’acheter tout de suite ou d’attendre. Et nous affichons l’évolution prévisionnelle à six mois. Par ailleurs nous avons développé un système de notation des hôtels très complet, qui prend en compte la qualité de leur situation par rapport à une base de POI, leur confort, ainsi que la prévision tarifaire rapportée à leur catégorie.
Vos visiteurs utilisent-ils ces outils ?
Non, seulement 5% d’entre eux s’en servent, parce que nous sommes seuls à les proposer et qu’ils n’y sont pas encore habitués. Mais cela monte. Et surtout, c’est sur ce type d’éléments de différenciation que se situera le niveau de compétition avec des acteurs aussi puissants que Google ou Apple. C’est pour cela que nous développons dès maintenant des outils très poussés qui n’existent que chez nous.
Est-ce aussi pour vous positionner face à Google que vous communiquez maintenant en TV ?
Nous avons besoin de créer une marque forte. Nous avons donc entrepris une importante campagne de communication offline, qui totalisera cette année 2,5 millions d’euros net d’investissement. Nous sommes en particulier très présents en télévision depuis janvier, sur TF1, Canal+ et Direct8, et nous allons continuer ainsi pendant plusieurs mois.
Quels nouveaux leviers de croissance travaillez-vous ?
Nous allons trouver de nouveaux leviers du côté du mobile, dont nous voulons monter de 5% actuellement à 15-20% à terme la part de notre trafic. Nous opérons bien sûr un site mobile mais cherchons surtout à déployer notre application car elle apporte ensuite un contact direct avec le client. Nous avons déjà enregistré 150 000 téléchargements de l’application iPhone, 70 000 de l’appli Android et nous visons un total de 400 000 pour la fin 2013.
Et nous continuons de développer d’autres leviers de contact direct avec le consommateur en dehors du search. Cela passe par notre newsletter et, depuis un mois, par un club de fidélisation, ou plutôt de gratification. Désormais, toutes les actions effectuées par les membres sur le site leur valent des points, qui s’accumulent pour apporter des avantages : un abonnement au magazine Geo, une nuit dans un lodge… Nous avons actuellement 125 000 membres au niveau 1, nous voulons maintenant les monter jusqu’au niveau 4. Chaque membre a un compte visible comportant sa photo et ses commentaires, les membres peuvent échanger… Nous allons essayer de créer une dynamique entre eux.
Un gros quart de notre audience vient de Google. Nous avons développé d’autres sources de trafic mais comme tous les leviers grossissent, la part venant de Google reste stable. Sur ces 25%, la moitié qui provient des contenus éditoriaux, des photos et de Google Actu n’est pas menacée. Quant à l’autre moitié, qui porte sur nos produits, elle comprend aussi du SEM, qui ne devrait pas être touché non plus. Théoriquement, nous ne sommes donc pas si en danger que cela.
D’autant que dans le cadre de l’action que nous avons lancée à Bruxelles avec d’autres acteurs, afin d’empêcher que Google ne favorise ses propres services sur son moteur, Google a présenté un certain nombre de propositions. Sur la base de ces propositions s’est ouvert il y a un mois un appel à contribution. Un comité de travail s’organise au sein des comparateurs français pour y répondre. Il faut absolument que Bruxelles oblige Google à laisser un espace pour d’autres acteurs.
Jean-Pierre Nadir, 48 ans, est le fondateur du groupe « Des Editions de Demain » qui s’est hissé parmi les 15 premiers groupes de presse français. De 1990 à 1999, il a lancé successivement différents titres de presse dont Cuisiner (240 000 exemplaires diffusés OJD, 1 300 000 d’audience Etude IPSOS en 1998) et Voyager Magazine, leader de la presse de voyage pratique et consumériste (100 000 exemplaires diffusés OJD, 800 000 d’audience Etude IPSOS en 1998). Il a lancé Easyvoyage en 2000.
par Flore Fauconnier