Bernard Thomasson, rédacteur en chef adjoint à France Info et contributeur historique d’ Infotravel.fr, signe son 11eme livre: L’arrière cuisine.
25 portraits de chefs qui défendent la gastronomie française et portent haut les couleurs de la France. Frustrer de ne faire que des formats courts pour France Info, Bernard Thomasson adepte, lui aussi de la perfection, permet aux chefs de livrer leurs histoires, souvent romanesques et croustillantes. Voici donc 25 bonnes raisons de s’évader dans ce voyage littéraire et déguster ce magnifique livre sans modération ni indigestion.
Vingt-cinq rencontres.
Vingt-cinq femmes et hommes.
Vingt-cinq parcours de vie.
Ce livre est né des portraits radiophoniques de celles et ceux qui défendent partout en France la gastronomie actuelle, portraits que je brosse avec passion et bonheur depuis plusieurs années chaque dimanche sur franceinfo, portraits hélas trop concis : quatre minutes cinquante pour ces Portraits de Chefs, pas une seconde de plus.
Une durée, certes, efficace pour une antenne audiovisuelle d’information continue qui réclame une attention en mouvement permanent. Durant ce laps restreint, la mise en ondes d’éléments sonores capturés ici ou là permet d’approcher l’univers de la personnalité qui m’accueille chez elle.
Mais quelle frustration.
Durant les séances d’enregistrements, au fur et à mesure que je bavarde avec mes hôtes, quand je les vois confectionner en un tournemain un plat d’excellence que nous prenons le temps de déguster ensemble, quand je les écoute me confier comment la cuisine est entrée dans leur vie, quel cheminement de labeur il a leur fallu pour atteindre un tel niveau, l’homme de radio cède aussitôt la place à l’écrivain : j’entends des histoires uniques, je vois des romans se dérouler sous mes oreilles.
Gilles Goujon me raconte, les larmes aux yeux, comment il apprend en remportant un concours régional de jeunes apprentis que son père disparu quelques années auparavant rêvait d’être cuisinier et non pilote de chasse ; une révélation où l’adolescent puise les forces pour devenir trois étoiles et Meilleur Ouvrier de France.
Anne-Sophie Pic m’avoue les immenses doutes qui l’ont saisie lorsqu’elle succède à son père Jacques, lui aussi brutalement disparu, le poids d’une renommée pour la maison qui porte son nom – grand-père triple-étoile, papa triple-étoilé – serait-elle à la hauteur ? c’est son arrière-grand-mère Sophie, fondatrice de la lignée, qui devient son phare intérieur.
Alan Geaam, enfant brisé par deux guerres civiles, celle du Libéria où il est né et celle du Liban où ses parents se replient ; il rêve devant des images télévisées montrant l’art à la française, à vingt-quatre ans débarque à Paris sans le sou, dort à la belle étoile, travaille sans papiers et à la seule force de son poignet, bâtit peu à peu sa réussite : il possède aujourd’hui six restaurants dont deux étoilés.
Nadia Sammut, nourrisson chétif à qui on diagnostique sur le tard la maladie cœliaque ; elle manque d’en mourir à trente ans, reste alitée deux ans, en profite pour réfléchir à la manière dont elle pourrait transformer cette faille en force, et construit une cuisine qui lui vaut d’être le premier restaurant sans gluten étoilé au monde.
Alain Ducasse, seul rescapé d’un accident d’avion, en rééducation pendant plusieurs années, en tire une passion de la vie et une vision de sa cuisine au plus près de la nature. Pierre Gagnaire, trois étoiles à Saint-Étienne, fait faillite, monte à Paris et devient le monstre sacré qu’on connait aujourd’hui. Amélie Darvas quitte la capitale après les attentats, ouvre une adresse dans un village improbable des Cévennes où l’Europe entière se précipite désormais. Thierry Marx, délinquant potentiel de banlieue sauvé par la discipline culinaire (et le sport). Christine Ferber dont la mère ne voulait pas qu’elle confectionne de confitures et qui vend maintenant ses pots par milliers au Japon, aux Etats-Unis et partout en Europe. Guy Savoy remplace à quinze ans, au pied levé, sa mère hospitalisée et se fait remarquer par un fin gourmet qui l’enverra se former chez Troisgros. Julia Sédefdjian, volontaire et courageuse, quitte Nice pour tenter sa chance à Paris, s’inscrit à Pôle Emploi et gravit les échelons pour devenir la plus jeune étoilée de France.
Etc.
Vingt-cinq portions de romans à savourer, vous dis-je.
Les chefs et cheffes au sommet ont en commun des valeurs qui ne surprendront pas : travail, exigence, rigueur, engagement, sens du devoir, amour du produit et respect du convive (aussi bien que respect du produit et amour du convive), maîtrise technique issue d’un long apprentissage, et bien sûr le talent, la créativité, l’imagination qui prennent le pouvoir en effaçant la technicité.
Autrement dit, avant leur arrivée sur le devant de la scène médiatique, nouvelles stars des émissions télévisées et des réseaux sociaux, combien d’années dans l’ombre – souvent d’un chef plus ancien qui transmet son savoir –, combien d’échecs et de rebonds, de larmes et de douleur ? L’épanouissement final s’obtient au prix d’une vie de sacrifices, de souffrance, de combats et, quand même parfois, de bonheurs.
On ne claque pas des doigts pour entrer dans le cénacle des étoilés Michelin ou des toqués Gault&Millau ! Avant de prendre la lumière, grâce à la cuisine, il faut s’extirper de la pénombre d’une « arrière-cuisine ».
Tous n’y parviennent pas. Certains attendent toute leur vie la reconnaissance des guides ou des médias, en vain. Leurs clients sont satisfaits, leurs mets sont bons, pourtant il a manqué ce petit coup de pouce du destin, cette volonté de fer, ce mental qui conduit à oser, à prendre un risque parfois inconsidéré pour devenir un grand parmi les grands.
Tous ceux qui sont au sommet le méritent.
Pour ma part, je n’ai pas la vocation des casseroles. À la maison, la cuisine était le domaine réservé de mon père. Je n’ai jamais vu maman aux fourneaux, non pas qu’elle ne sût pas cuisiner, je pense même qu’elle avait été cordon bleu dans sa jeunesse, mais le destin en décida autrement. Parce que je suis arrivé bien après le reste de la fratrie et que durant mon enfance tous les autres volaient déjà de leurs propres ailes, ce qui autorisa ma mère à pouvoir enfin travailler. Parce que surtout mon père tenait à contrôler « son » territoire pour être sûr de manger sain.
Bien avant les modes actuelles – nous étions au début des années 1970 –, je l’entendais dénoncer le sel industriel, le gras dans les restaurants, la mauvaise qualité (et le prix exorbitant) de produits venant de trop loin, les quantités astronomiques des préparations de traiteur. Bref, impossible de lui faire avaler autre chose que les plats nés de ses propres mains. Sur la table s’alignaient plus que de raison des légumes cuits à l’eau ; par bonheur comme ils venaient du jardin – nous étions des « ultra locavores » –, ils gardaient leur goût. En général des viandes maigres, cuites dans un grill vertical pour éliminer les graisses, les accompagnaient sagement. Découvrant sur le tard les vertus du magret de canard, papa en stocka dans son congélateur et, quand l’envie le prenait, il en déposait un sur une poêle, côté peau, sans rien rajouter, pour le laisser frémir façon André Daguin.
Ayant vu mon père s’activer tant bien que mal dans sa petite cuisine, et chercher à rester au plus près du sain et du goût, j’admire d’autant plus le courage, le talent et l’inventivité de ceux qui se mettent derrière les fourneaux pour procurer chez leurs convives une émotion.
Car c’est bien de cela qu’il s’agit.
On ne va pas dans un gastronomique pour simplement se nourrir. Ce doit être un moment privilégié, de partage, de fête. Les plats y apportent autant de bonheur à l’âme qu’au corps. Thierry Marx le répète à l’envi : « Donner de la mémoire à de l’éphémère. » Le repas dure une heure ou deux mais on s’en souviendra dans un an ou deux, voire toute sa vie comme les soirées que j’ai eues le privilège de passer chez Ferran Adrià.
Je cite Thierry Marx parce que c’est lui qui m’a ouvert les portes de la gastronomie. Non pas tant dans l’assiette que dans son aspect holistique. Comprendre ce que l’on déguste, apprendre l’histoire des produits, des combinaisons de saveurs, être conscient des femmes et des hommes qui ont formé la grande chaine entre la terre (ou la mer) et le mets devant vous. Grâce à cet humaniste, j’ai découvert que la cuisine, ainsi que le martelait Alain Chapel, « c’est beaucoup plus que des recettes ». Ensemble, depuis que nous avons lancé les émissions L’Histoire à la Carte puis À la Carte sur franceinfo, nous avons beaucoup voyagé. Voyagé dans le temps, depuis les Romains jusqu’à la cuisine moléculaire en passant par Beauvilliers, Carême, Escoffier, Brazier, Point, Bocuse et tant d’autres. Voyagé par la géographie, entre les tomates venues d’Amérique du Sud, la morue pêchée au large de Terre-Neuve ou les agrumes débarquant d’Asie. Voyagé au fil des technologies, les plus anciennes, le salage, ou les plus récentes, la sphérification, en passant par l’appertisation, les cuissons basse température, la réaction de Maillard, etc. J’ai découvert, aux côtés de Thierry, l’infini du monde culinaire.
Un infini que l’on retrouve dans ces vingt-cinq portraits de personnalités hors du commun, dans leur parcours de vie d’une richesse absolue, dans leur cuisine à la fois universelle et tellement intime. C’est un nouveau voyage que j’engage ici, avec vous, un voyage littéraire auprès de ces cheffes et chefs aussi attachants que magnifiques.